Léon de Seilhac, Les grèves du Chambon, Paris, Librairie Arthur Rousseau, coll. Bibliothèque du Musée social, 1912.
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ANNEXE IV : L’affaire Reynaud.
L’ouvrier mineur Reynaud accusait le secrétaire du syndicat, M. Moulin, d’avoir voulu lui donner une somme de cinquante francs s’il consentait à placer une cartouche de dynamite, ceci parce que les mineurs seuls savent placer ces cartouches et que celles qui jusque-là avaient été placées par des gens inexpérimentés n’avaient produit que de médiocres résultats.
Une enquête fut ouverte par la police et aboutit à cette conclusion que Reynaud ne pouvait pas prouver que cette proposition lui eût été réellement faite.
Comme il s’était refugié à Saint-Étienne, il fut mandé par la police au Chambon et soumis à un interrogatoire qui se termina, affirma-t-il, par des violences, les policiers s’étant acharnés après lui pour lui faire avouer qu’il avait menti.
Reynaud fut débouté de sa plainte, sans avoir pu obtenir d’être confronté avec les policiers qui s’étaient portés à ces violences contre lui.
Nous donnons ici les remarquables mémoires que M. le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Saint-Étienne a rédigés en faveur de l’homme dont il a pris
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la défense et pour lequel il n’a pu obtenir justice. Alors même que Reynaud aurait menti, il semble qu’une enquête sérieuse s’imposait, tout au moins pour prouver qu’il avait été frappé, ce dont pouvaient témoigner ceux qui l’avaient vu à son départ de Saint-Étienne et à son retour du Chambon.
I. — Lettre de M. Tézenas du Montcel, bâtonnier de l’Ordre des avocats de St-Étienne, au juge d’instruction.
Monsieur le juge d’instruction,
Monsieur le procureur de la République m’a convié, dans votre cabinet, à réunir mes efforts aux siens et aux vôtres, dans le but de découvrir la vérité, au sujet des attentats commis au Chambon, notamment à l’usine Barbier, le 25 juillet. J’ai l’honneur de vous adresser dans ce but quelques observations et quelques documents, qui vous aideront à la découverte de cette vérité et qui, du même coup, feront disparaître les doutes que le Parquet et l’instruction paraissent avoir eus sur la parfaite sincérité de mon client F. Reynaud.
La coïncidence de la déclaration faite par mon client, avec l’affichage de la promesse de 1.000 francs de prime à celui qui ferait découvrir l’auteur de l’attentat, a été le premier argument invoqué contre cette sincérité. Je vous prie, M. le juge d’instruction, de vouloir bien remarquer à cet égard :
1° que le jour même où Reynaud faisait devant
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vous sa première déposition, il affirmait que l’appât de la prime n’était pour rien dans la démarche qu’il avait cru de son devoir de faire à la justice ;
2° qu’il prouvait un peu plus tard sa sincérité sur ce point, en refusant la prime offerte et en la versant tout entière à M. le Docteur Nodet dont je tiens le reçu à votre disposition.
Les renseignements que vous voudrez bien faire prendre sur Reynaud lui-même et sur sa famille vous prouveront aussi qu’il est parfaitement incapable d’avoir cédé, pour de l’argent, à la tentation de faire une dénonciation calomnieuse : Comment pouvait-il espérer, du reste, toucher la prime, s’il mentait ? Est-ce qu’il ne devait pas s’attendre à voir rapidement son mensonge découvert ? Pouvait-il avoir la naïveté de croire, non seulement qu’on le croirait sur parole, mais encore que sa simple affirmation suffirait pour qu’on lui paie la prime de 1.000 francs ? Joignez à cela que Reynaud se rendait parfaitement compte du danger qu’il courait en accusant Moulin : Vous en avez la preuve dans la première déclaration, qu’il fit le 31 juillet, à M. le commissaire de police du Chambon : « Je vais signer ma déclaration, mais sous réserve que mon nom ne sera pas publié dans les journaux, car ma vie ne serait plus en sûreté au Chambon. » Et ces craintes n’étaient pas vaines, puisque le jour même et dès sa déclaration faite, le domicile et la personne de Reynaud étaient gardés par la police et que son propriétaire lui donnait congé, ne voulant pas garder sous son toit un locataire, dont la présence pouvait amener un attentat contre son immeuble.
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Sur ce dernier point et si vous doutez, Monsieur le juge d’instruction, du bien-fondé des plaintes de Reynaud, vous pouvez entendre notamment M. Claudinon, maire du Chambon-Feugerolles.
Me sera-t-il permis d’ajouter que la discrétion implorée par Reynaud ne fut pas observée par ceux qui reçurent sa déclaration ? Dès le premier août, les journaux annonçaient sa dénonciation et tout le monde au Chambon connaissait, bien avant la confrontation de Reynaud avec Moulin, le nom du dénonciateur.
Il ne me paraît donc pas permis de soutenir — sans l’ombre d’une preuve à l’appui — que Reynaud a agi par intérêt. Son intérêt bien entendu — l’événement l’a prouvé — lui commandait au contraire de se taire et de ne pas s’exposer à des vengeances qu’il appréhendait d’autant plus que les membres de la famille de sa femme sont tous des révolutionnaires ardents, qui lui ont voué, depuis sa déposition, une haine profonde.
Enfin l’appât de la prime a été pour si peu dans la démarche de Reynaud que, bien avant l’annonce de cette prime, il avait tenté plusieurs fois d’aller faire sa déclaration à la gendarmerie, ou à la police. Vous pourrez sur ce point, Monsieur le juge d’instruction, entendre un témoin utile : le gendarme Chambre à qui, le premier, Reynaud a fait sa déclaration.
Au surplus, que Reynaud ait cédé ou non à la tentation de toucher une prime de 1.000 francs — et je suis pour ma part absolument convaincu, par tout ce que j’ai pu connaître de Reynaud depuis trois semaines, que cette prime n’a été pour rien dans sa détermination — la question n’est pas là. Il ne s’agit pas de connaître
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les mobiles qui ont pu déterminer Reynaud : il s’agit de savoir s’il a dit vrai, en relatant le propos qui lui aurait été tenu par Moulin, le 25 juillet au soir, à l’issue de l’une des réunions de la Chambre syndicale.
Ce propos, nul autre que Reynaud et Moulin, les deux interlocuteurs, n’a pu l’entendre ; mais il y a un certain nombre de personnes qui ont vu Reynaud à la réunion du 25, qui ont vu Moulin lui faire signe, à la fin de cette réunion, et qui peuvent attester qu’une conversation a eu lieu entre eux.
Le premier de ces témoins est l’ouvrier Jeandel, cousin germain de la femme de Reynaud, syndicaliste ardent, dont le frère a été condamné récemment par le tribunal correctionnel pour outrage à la gendarmerie — je crois — à propos des grèves du Chambon.
À noter que ce n’est pas Reynaud qui a eu l’idée de faire entendre ce témoin : c’est un policier dont Reynaud ignore le nom, mais qu’il reconnaîtrait parfaitement — peut-être l’agent Quilici — qui est venu le trouver à l’hôtel du Forez, à Saint-Étienne, et qui, en présence de sa femme, a engagé Reynaud à trouver un témoin pouvant affirmer qu’il avait été à la réunion du 25 et qu’il avait été vu causant avec Moulin.
Reynaud indique alors le nom du cousin de sa femme : Jeandel. Il l’indique avec une certaine hésitation, car il connaît les sentiments révolutionnaires de celui-ci, et il craint que Jeandel refuse, comme bien
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d’autres, pour des motifs faciles à comprendre, de dire la vérité.
On prend rendez-vous avec le policier pour le 9 août, à l’hôtel Frecon, au Chambon. Jeandel arrive à midi : il est là depuis une minute ou deux à peine, lorsque le policier arrive ; c’est en présence de ce policier qu’il fait sa première déclaration, répétée à 2 h. 1/2 devant M. le juge d’instruction.
Dans cette première déposition, Jeandel confirme, sur les points essentiels la déclaration de Reynaud : Lui et sa sœur, Marie Jeandel, étaient à la réunion du 25. Avant l’ouverture de la réunion, sa sœur est venue l’appeler, de la part de Reynaud. À la fin de la réunion, Moulin a fait signe à Reynaud de venir et les deux hommes ont causé ensemble.
La parfaite sincérité de Reynaud paraît donc établie : Mais le lendemain, coup de théâtre ! Jeandel écrit à M. le procureur de la République qu’il a menti, que Reynaud l’a grisé, lui a offert une somme de 100 francs pour le faire mentir. Il était bien, lui, Jeandel, à la réunion du 25, mais Reynaud n’y était pas, ou du moins il ne l’a pas vu.
Telle est la seconde déposition de Jeandel.
Il semble que les conditions dans lesquelles Jeandel, à 24 heures de distance, a été ainsi amené à rétracter sa première déposition et à s’accuser lui-même de faux témoignage, méritaient, et méritent encore aujourd’hui, d’être examinées de fort près.
Il serait intéressant de savoir quelles personnes ont vu Jeandel, après sa première déposition ; il serait utile de rechercher si sa lettre avait bien été écrit
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spontanément ; s’il était réellement, lorsqu’il a fait sa première déposition, comme il le dit, en état d’ivresse ; il serait utile aussi de lui faire donner quelques détails — faciles à contrôler — sur les boissons, que Reynaud lui a fait prendre et sur la somme d’argent qu’il lui aurait offerte. Enfin, une confrontation entre ce singulier témoin, Reynaud, et le policier qui avait assisté à l’entretien, aurait été et serait encore sans doute singulièrement utile.
En tout cas, Jeandel a menti, de son propre aveu, au moins une fois. Je n’hésite pas pour ma part à penser que ce n’est pas le 9 août, mais le 10 août qu’il a trahi la vérité.
Le 9 août d’abord, lorsqu’il a déposé, Jeandel n’était pas, comme il l’a dit, en état d’ivresse. M. le juge d’instruction s’en serait aperçu et n’aurait pas reçu sa déposition. Reynaud, de plus, n’a pas pu lui offrir de l’argent, puisqu’il n’en avait pas — point facile à vérifier encore — et qu’il avait des dettes au contraire. Reynaud enfin n’a pas pu, le 9 août, promettre ces 100 francs sur la prime, puisque dès le 1er août il avait déclaré que cette prime, il n’entendait pas la toucher.
En réalité, et il suffirait, je crois, de faire subir à Jeandel un interrogatoire un peu serré pour en avoir la preuve. Jeandel a été circonvenu — comme va l’être Mme Reynaud, la propre femme de mon client — par les syndicalistes révolutionnaires, tout à fait inquiets et tourmentés de la dénonciation de Reynaud et qui, par tous les moyens possibles, vont chercher à miner l’effet de cette dénonciation.
Mme Reynaud, en effet, dont presque toute la famille
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— encore un point à vérifier — est animée de sentiments syndicalistes révolutionnaires, et qui est ainsi sujette à des influences puissantes, a fait, le 10 août, une première déposition hésitante et troublée : elle sait bien qu’un jour, à l’une des réunions, elle s’est trouvée avec son mari, Jeandel et la sœur de celui-ci, mais elle ne se souvient pas du jour exact et « elle ne sait que penser » de la dénonciation faite par son mari ; — celui-ci lui a souvent menti.
Le même jour, 10 août, elle écrit une lettre à M. le procureur de la République, lettre terrible pour Reynaud, dont la pauvre femme se repent amèrement aujourd’hui, et dans laquelle, chose bizarre ! — tout en accusant son mari, elle s’efforce d’innocenter non seulement Moulin et Tyr, mais encore des personnes — sa sœur et son beau-frère, dont Reynaud n’a pas dit mot dans ses diverses dépositions.
Pourquoi cette lettre ? et comment a-t-elle été écrite ?
Nous touchons ici au nœud du procès et je suis convaincu pour ma part qu’il serait maintenant facile à la justice, avec les éléments d’information dont elle dispose, de connaître toute la vérité.
Nous savons, par l’information commencée sur ce point, que la lettre du 10 août a été écrite à St-Étienne par Mme Reynaud, mais en présence de sa sœur, Mme Giry, et de deux autres femmes : cette lettre a été emportée par Mme Giry à Firminy, soi-disant pour la montrer à la mère de Mme Reynaud — ne serait-il pas intéressant d’entendre sur ce point Mme Reynaud et sa mère ? — Elle était sous enveloppe —
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et il serait intéressant encore de savoir si l’enveloppe était cachetée et si l’adresse « À M. le procureur de la République » était écrite de la main de Mme Reynaud elle-même. — Or cette lettre, de l’aveu de Mme Giry, a passé par les mains 1° de M. Debard, secrétaire de la Chambre syndicale du Chambon, 2° de M. Malo, secrétaire de la Bourse du travail de St-Étienne. — Elle a été mise à la poste à St-Étienne et l’adresse figurant sur l’enveloppe — enveloppe qui n’était pas celle écrite par Mme Reynaud — a été écrite par M. Malo !…
Est-ce que tout cela n’est pas déjà bien suggestif ?
Ce n’est pas tout : dans une lettre, qu’elle m’a spontanément adressée, le 23 août, et que je joins à ce mémoire, Mme Reynaud déclare que, si la lettre du 10 août ne lui a pas été proprement dictée par Mme Giry et les autres personnes qui lui ont été envoyées, elle n’a été cependant conçue et écrite que sous la pression de ces trois personnes, et, dans une seconde lettre du même jour, écrite aussi spontanément que la première, elle ajoute — ce qui explique le passage de la lettre du 10 août, dans lequel elle affirmait que ni sa sœur ni son beau-frère n’étaient à la réunion du 25 — que cette sœur et ce beau-frère étaient bien, comme elle et son mari, à cette réunion ; elle contredit formellement la seconde déposition de Jeandel et de sa sœur, précise que celui-ci et sa sœur étaient à la réunion et donne à ce sujet des précisions telles que vraiment il n’est pas possible de douter de la vérité de son récit.
Que M. le juge d’instruction entende donc à nouveau
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Mme Reynaud, peu suspecte — on l’a vu — de partialité envers son mari, et il verra si, après cette déposition, il lui est possible de garder un doute sur l’exactitude de la déclaration faite par son client. — Qu’il fasse subir un interrogatoire un peu serré à Mme Giry, à son mari, à Jeandel, à sa sœur, et il verra ce qu’il doit penser de la sincérité de ces différents témoins et des suggestions, auxquelles les uns et les autres ont obéi.
Mme Reynaud précisera encore que Mme Giry, sa sœur, voulait lui faire écrire, dans la lettre du 10 août, — dans un but que l’on devine — que son mari ne l’avait pas quittée une seconde, ce soir-là, et notamment à la sortie de la réunion. Elle a refusé d’écrire une phrase pareille, destinée à innocenter complètement Moulin, mais qui était en contradiction trop manifeste avec la vérité.
Quant à Marie Jeandel — la sœur du témoin qui a menti — M. le juge d’instruction, pour apprécier la sincérité de sa déclaration, pourra faire vérifier les points suivants : Marie Jeandel s’est défendue d’avoir été à la réunion du 25, parce que sa mère lui défendait d’y aller : Mme Jeandel a des sentiments personnels opposés à ceux de ses enfants ; elle ne voulait, ni que sa fille assistât à ces réunions, ni que son fils fît grève, et il y a même eu à ce sujet, le 25, à la sortie de la réunion, des propos échangés entre Adrien Jeandel, Giry et Reynaud.
Il ressort, il me semble, de l’ensemble de ces observations, sur lesquelles je me permets, Monsieur le juge d’instruction d’attirer toute votre attention et qu’il
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vous est au surplus facile de contrôler, que mon client F. Reynaud est un honnête homme, qu’il a dit toute la vérité, rien que la vérité ; les procédés employés contre lui et dans la propre famille de sa femme suffiraient à le prouver.
Je vous demande donc, dans l’intérêt de la vérité et dans l’intérêt de mon client, qui a été représenté comme un calomniateur, de poursuivre l’information ouverte à la suite de sa dénonciation, et de vérifier l’exactitude des faits que je soumets à votre appréciation. Je n’entends pas préjuger les résultats qui sortiront de votre instruction : c’est à la justice seule qu’il appartiendra, lorsque la sincérité de Reynaud sera devenue évidente, de voir la suite qu’il conviendra de donner à sa dénonciation. — Si cette dénonciation amène la découverte des auteurs, jusque-là impunis, des attentats commis au Chambon, la justice aura lieu sans doute de s’en féliciter. Je ne poursuis, quant à moi, que la défense des intérêts dont je suis chargé, je ne tiens à établir qu’une seule chose : la parfaite honnêteté d’un homme qui, au mépris de ses intérêts les plus évidents, a cru de son devoir de faire connaître à la justice la proposition criminelle dont il avait été l’objet. Cet homme jusqu’ici a été indignement attaqué et calomnié : la justice qu’il a voulu aider ne peut paraître donner raison à ses calomniateurs, en refusant de faire l’instruction complète, qui fera éclater la vérité.
Agréez, je vous prie, Monsieur le juge d’instruction, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
F. TÉZENAS DU MONTCEL,
Avocat Bâtonnier de l’Ordre.
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II. — Mémoire adressé par M. Tézenas du Montcel, bâtonnier de l’ordre des avocats de Saint-Étienne, à M. le président et Messieurs les conseillers composant la Chambre des mises en accusation près la Cour d’appel de Lyon.
Le soussigné Félix Reynaud, ouvrier, domicilié à Saint-Étienne, 24 Rue de la Chance, a fait opposition en qualité de partie civile et par déclaration faite au greffe du Tribunal de Saint-Étienne, le 4 octobre 1911, à une ordonnance, rendue le 2 octobre par M. le juge d’instruction de Saint-Étienne. Cette ordonnance disait n’y avoir lieu d’informer sur la plainte déposée le 11 septembre 1911 par Reynaud et condamnait celui-ci en tous les dépens.
Que la Cour veuille bien nous permettre de préciser les faits qui avaient motivé cette plainte de Reynaud et d’indiquer les raisons pour lesquelles notre opposition doit être accueillie.
A
Reynaud est un simple ouvrier mineur âgé de 27 ans, marié, père de famille, sur le compte duquel ont été fournis les meilleurs renseignements. Originaire de Firminy, il se trouvait seulement depuis 4 ou 5 mois au Chambon-Feugerolles, à la fin du mois de
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juillet 1911, lorsque les patrons boulonniers de cette Ville, qui avaient fermé leurs usines le 26 mai, à la suite de grèves violentes et fréquentes, se décidèrent à les rouvrir. Cette ouverture n’alla pas sans violences nouvelles et sans attentats commis par les syndicalistes révolutionnaires anarchistes, nombreux et puissants au Chambon. — Le 22 juillet, deux bombes étaient placées au domicile de deux patrons, MM. Mermier et de Mans et explosaient sans faire de victimes, mais en faisant de sérieux dégâts. — Trois ou quatre jours après, à la sortie d’une réunion tenue à la Chambre syndicale des ouvriers, une troisième bombe était posée contre le transformateur électrique de l’usine Barbier au Chambon et explosait également. Une quatrième et une cinquième bombes étaient posées le 31 juillet, cette fois au domicile de deux ouvriers qui avaient repris le travail. Une sixième était découverte le 2 août, près du transformateur électrique de l’usine Besson, et une septième enfin éclatait le 2 août, au domicile d’un sieur Perrin, ouvrier, qui avait repris le travail.
Aucun des auteurs de ces nombreux attentats n’a été découvert par le parquet.
Mais, le 30 juillet, Reynaud se présentait à la gendarmerie, puis au parquet, et faisait à propos de la bombe qui avait éclaté à l’usine Barbier le 25, la grave déclaration suivante. Il racontait que, blessé légèrement dans la mine et mis dans l’impossibilité momentanée de travailler, il assistait fréquemment, avec sa femme, aux réunions qui se donnaient chaque soir à la Chambre syndicale. Le 25 juillet, jour de
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l’explosion, à la sortie de l’une de ces réunions, Moulin, secrétaire de la Chambre syndicale, l’avait appelé et lui avait proposé, hors la présence de tout témoin bien entendu, d’aller poser avec lui la bombe qui éclatait quelques instants plus tard, lui promettant pour cela une somme de 50 francs. Reynaud ajoutait qu’après avoir refusé cette proposition criminelle il avait hésité pendant plusieurs jours à la faire connaître à la justice et qu’il ne s’y était décidé que le 30 juillet, après avoir du reste demandé que l’on ne fît pas connaître son nom, avant qu’il ait pu quitter le Chambon, car il redoutait la vengeance de syndicalistes révolutionnaires compromis par sa dénonciation.
L’instruction ouverte à la suite de cette déclaration de Reynaud n’a pas donné jusqu’ici de résultats. Cela n’est peut-être pas très surprenant, car il semble bien qu’au cours de cette instruction, Reynaud ait été considéré bien plutôt comme un accusé que comme un témoin dont les indications méritaient d’être sérieusement contrôlées. Bien des points intéressants ont été laissés dans l’ombre : nous croyons du reste que l’instruction n’est pas encore terminée.
Quoiqu’il soit, voici les faits qui ont amené la plainte à laquelle l’ordonnance frappée d’opposition a déclaré qu’il n’y avait pas lieu de donner suite :
Le 10 août, Reynaud était mandé téléphoniquement, sous le couvert du nom de M. Touchard, ingénieur, au Chambon. Accueilli à son arrivée, vers 4 heures, par un agent de la police mobile, avec lequel,
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à la suite de sa déposition, il avait été en rapport, il était aussitôt conduit à la mairie du Chambon, enfermé dans une salle, et là, pendant 3 heures, sous prétexte qu’il avait menti, et qu’il n’était qu’un calomniateur aux gages des patrons, il était menacé, injurié, frappé au visage et dans les reins par un ou plusieurs agents de la brigade mobile opérant sous l’œil de M. Ogliastroni, commissaire de police au Chambon. On le sommait d’avoir à retirer sa dénonciation, sous peine d’être arrêté immédiatement. Reynaud, injurié, frappé, refusait énergiquement de revenir sur sa déposition ; il maintenait toutes les accusations, et finalement était relâché à 7 heures et demie du soir.
À la suite de ces faits, Reynaud déposait deux plaintes distinctes : la première, le 14 août, entre les mains de M. Auzière, premier président de la Cour de Lyon, contre M. Ogliastroni, commissaire de police, et par application des articles 114 du Code pénal et 484 du Code d’instruction criminelle ; la seconde, entre les mains de M. le procureur de la République, le 16 août, contre les agents dont il ignorait les noms, mais qu’il se déclarait prêt à reconnaître. Cette seconde plainte était basée sur les articles 186 et 198 du Code pénal.
C’est à propos de cette seconde plainte, plus tard renouvelée, avec constitution de partie civile, entre les mains de M. le juge d’instruction, qu’est intervenue l’ordonnance frappée d’opposition.
M. le premier président, à la suite de la plainte déposée entre ses mains contre M. Ogliastroni, ouvrait
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une instruction, qui n’est pas encore terminée à l’heure actuelle. Il faisait interroger Reynaud à plusieurs reprises, faisait comparaître les témoins indiqués par celui-ci ou par son avocat, bref, cherchait à connaître la vérité sur les faits signalés à sa haute justice.
M. le procureur de la République croyait devoir agir différemment. Nous avons dit que Reynaud avait déposé entre ses mains, le 16 août, une première plainte ; deux jours après, son avocat, M. Tezenas du Montcel adressait à M. le juge d’instruction, qu’il pensait avoir été saisi par le Parquet, un mémoire précisant les faits, que son client était en mesure d’établir, et donnant les noms et adresses de 10 ou 11 témoins pouvant, d’après lui, certifier l’exactitude de ces faits.
Aucun de ces témoins n’était entendu, ni par le parquet, ni par le juge d’instruction ; Reynaud lui-même n’était pas interrogé, et son avocat était simplement avisé le 7 septembre, par une communication de M. le procureur de la République, « qu’à la suite des renseignements qu’il avait recueillis » il estimait que la plainte du 16 août n’était susceptible d’aucune suite.
Usant alors du droit que lui conférait l’article 63 du Code d’instruction criminelle, Reynaud adressait le 11 septembre, mais cette fois à M. le juge d’instruction, et en se constituant partie civile, une nouvelle plainte. Il avait lieu de penser que cette fois une information régulière serait ouverte. En effet, si le procureur de la République peut se dispenser d’adresser une plainte au juge d’instruction et d’y ordonner suite, lorsque la plainte est renouvelée
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— 149 — entre les mains du juge d’instruction avec constitution de partie civile, ce magistrat est tenu d’instruire, même en présence de réquisitions contraires du ministère public (Dalloz, C. Inst. crim. annoté, art. 1er, n° 481, 486 et suiv. — V. en ce sens : ibid., J.G., Inst. crim., 65 ; J.G.S., Pr. crim., 102 ; Faustin—Hélie, t. I, nº 523 et 524 ; Garraud, Précis de droit criminel, n°360, p. 465-466, et les auteurs cités. — Voir aussi les ordonnances rendues par les premiers présidents de la Cour d’Orléans (Orléans, 9 sept. 1880, D. P. 81.2.34), de Bordeaux (Ord. 11 août 1881, D. P. 81.3.20), de Pau (Ord. 15 nov. 1880, J. G. S., Pr. cr., 102—30) et un arrêt de la Chambre des mises en accusation d’Angers du 21 septembre 1880 (D. P. 81, 1, 235, note).
Cette doctrine et cette jurisprudence se conçoivent aisément.
Il faut bien en effet qu’un citoyen qui s’estime lésé par un délit ait la possibilité de vaincre l’inertie du parquet et les moyens de mettre l’action publique en mouvement et de faire vérifier le mérite de sa plainte.
Sans cela et si la suite à donner à une plainte dépendait uniquement du bon plaisir d’un magistrat du parquet et d’un juge d’instruction, les citoyens victimes d’un délit pourraient être désarmés. C’est pour cela qu’à la condition de se porter partie civile, un citoyen a toujours le droit de faire ouvrir une information régulière sur les faits délictueux qu’il signale à la justice.
Or, pas plus à la suite de cette seconde plainte qu’à la suite de la première, une information n’était ouverte,
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et Reynaud recevait purement et simplement, à la date du 4 octobre, — et non pas du 3 comme l’indique inexactement l’exploit de l’huissier Duloisy — notification d’une ordonnance de M. le juge d’instruction rendue le 3 octobre, l’avertissant que cette seconde plainte paraissant « d’ores et déjà mal fondée », il n’y avait « pas lieu d’informer ». La même ordonnance condamnait Reynaud partie civile aux dépens.
B
C’est à cette ordonnance que nous avons formé régulièrement opposition le 4 octobre par déclaration faite au greffe du tribunal de Saint-Étienne.
Cette opposition doit-elle être accueillie et la Chambre des mises en accusation doit-elle ordonner l’information régulière, que nous avons jusqu’ici vainement demandée ?
En droit : la Chambre des mises en accusation peut certainement le faire. Il ne peut y avoir aucun doute à cet égard. Aussi bien dans le cas où elle est saisie d’une opposition émanée de la partie civile, que dans le cas où elle est saisie par le renvoi qui lui est fait régulièrement des procédures, la Chambre peut, dès qu’elle le juge utile, faire l’application de tous les pouvoirs qu’elle tient des articles 228 et 235 du Code d’instruction criminelle (Répertoire Fuzier—Hermann, V° Chambre des mises en accusation, nº 189 et suivants). Elle est investie du droit de décider si l’instruction a, ou non, besoin d’être complétée, et en conséquence, d’en ordonner ou d’en refuser
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une nouvelle (Ibid., n° 190). Et l’exercice de ce droit est entièrement abandonné à sa conscience (Ibid., n° 191 et les auteurs et les arrêtés cités).
En fait : maintenant, est-ce le cas pour la Chambre des mises en accusation d’ordonner l’information complète et régulière que nous sollicitons ?
À cet égard, il convient de relever les motifs invoqués dans l’ordonnance, pour refuser cette information. L’ordonnance dit : « Vu la plainte ci-jointe du sieur Reynaud Félix et sa déclaration de constitution de partie civile, en date du 12 septembre 1911 : Vu la précédente plainte du sieur Reynaud, en date du 16 août 1911, et l’enquête et les renseignements alors recueillis et ci-annexés. »
Qu’est-ce que c’est que cette enquête et ces renseignements, recueillis après notre première plainte et sur lesquels on se base pour refuser d’ouvrir une information ?
La communication de cette enquête et de ces renseignements nous a été refusée par le parquet de St-Étienne, mais la Chambre des mises en accusation les aura sous les yeux. Or nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que dans cette enquête (?), ni Reynaud, ni aucun des témoins qu’il avait demandé à faire entendre n’ont été interrogés — Aucun des faits précis, qu’il s’était déclaré prêt à établir, dans son mémoire au juge d’instruction, n’a été examiné, ni vérifié…
Nous avions dit et nous répétons que nous sommes en mesure d’établir :
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1° Que le jeudi 10 août, vers 3 heures de l’après-midi, Reynaud avait été mandé au téléphone de l’hôtel qu’il occupait à ce moment-là.
2° Que la personne qui l’a mandé lui a dit, soit qu’elle était M. Touchard, soit qu’elle le convoquait de la part de celui-ci.
3° Qu’il est parti immédiatement pour le Chambon et qu’à ce moment son visage ne portait aucune trace de coups et de meurtrissures.
4° Que, lorsqu’il a été remis à la liberté, soit vers 7 heures et demie du soir, et lorsqu’il a pris le tramway pour revenir à St-Étienne, il a immédiatement raconté à des personnes qui se trouvaient dans le tramway même, les violences dont il venait d’être victime et que ces personnes ont vu son visage meurtri et ensanglanté.
5° Que le même jour, en arrivant à son hôtel à St-Étienne, il a raconté à d’autres personnes les mêmes faits, et que ces personnes, qui l’avaient vu partir le visage intact, ont constaté les blessures qu’il portait.
6° Enfin, que l’un des agents qui l’avaient ainsi maltraité avait tenu, le lendemain ou le surlendemain, en parlant de lui, Reynaud, le propos suivant : « Il doit être content … nous l’avons bien arrangé ! »
Est-ce que ces faits n’étaient pas graves et pertinents ? Est-ce qu’ils ne méritaient pas d’être vérifiés et contrôlés ? Est-ce que, s’ils étaient établis, ils ne prouvaient pas la réalité des faits si graves, que nous signalons à la justice ? Nous ne pouvons pas produire de témoins absolument directs des violences, dont nous avons été l’objet ; la scène, qui s’est passée
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dans la mairie, n’a pas eu d’autres témoins que ses propres acteurs, mais les témoignages indirects que nous offrions de faire entendre prouvaient, cependant, d’une façon indubitable, la réalité de cette scène, et, après leur audition, le juge en confrontant les accusés, soit avec Reynaud, soit avec les témoins, aurait facilement découvert la vérité.
Or aucun de ces faits n’a été vérifié dans la prétendue enquête dont parle l’ordonnance !
Dans cette enquête, on s’est borné à recueillir, croyons-nous, les déclarations des agents accusés qui, naturellement, ont nié les faits qui leur étaient reprochés. Est-ce là une raison suffisante pour nier la réalité de ces faits sans autre information ? Puis on a fait ressortir que Reynaud n’avait pas déposé sa plainte immédiatement, mais seulement le 14 août (en ce qui concerne la plainte contre le commissaire de police du Chambon) et le 16 août (en ce qui concerne les agents), soit 4 ou 6 jours après les violences qu’il a subies. On a relevé encore cette circonstance que le certificat médical qu’il a fait établir à la suite de sa plainte n’a pas été dressé le jour même, mais le surlendemain, 12 août (je crois), et, on a conclu de tout ceci à l’invraisemblance des faits allégués !!!
En vérité, de pareils arguments sont bien insuffisants pour motiver le rejet de toute information, quand les faits signalés sont aussi graves que ceux-ci !
M. le premier président ne s’y est pas arrêté. Il n’a pas jugé, lui, que parce que Reynaud, victime, le 10 août, des violences que l’on sait, avait fait établir un certificat, seulement le 12, et, parce qu’il n’avait
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déposé sa plainte que le 14 ou le 16, cette plainte méritait d’être rejetée sans examen. Il a au contraire fait procéder à une instruction minutieuse et approfondie, qui n’est pas encore terminée.
Pourquoi le parquet de Saint-Étienne a-t-il agi autrement ? Pourquoi s’estime-t-il mieux éclairé que M. le premier président ? Et que valent les arguments tirés du délai qui s’est écoulé depuis les violences jusqu’au jour où elles ont été dénoncées à la justice ?
Je dois à la vérité de déclarer que si les plaintes n’ont été déposées que le 14 ou le 16 août, c’est parce que l’avocat, que Reynaud est venu trouver le 11 août, a estimé que les faits qui lui étaient dénoncés étaient trop graves, pour mériter d’être crus sans examen. Il a voulu, personnellement et par scrupule professionnel, s’éclairer sur la sincérité de Reynaud avant d’accepter d’être son conseil… C’est pour cela et uniquement pour cela que les plaintes n’ont été déposées que 3 et 5 jours après le 10 août.
De même pour le certificat.
Monsieur le juge d’instruction s’étonne qu’en sortant de la Mairie du Chambon, où il venait d’être odieusement maltraité pour avoir refusé de rétracter une accusation, qu’il maintient énergiquement et sans l’ombre d’une défaillance depuis deux mois, Reynaud n’ait pas couru chez un médecin ?
La Chambre des mises en accusation ne s’arrêtera pas à des arguments d’une aussi pitoyable faiblesse.
Il ressort donc de tout ceci qu’aucune information sérieuse n’a été faite, ni par le Parquet de St-Étienne
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ni par le juge d’instruction. On n’a pas voulu instruire sur la plainte de Reynaud. On n’a pas voulu vérifier son accusation et entendre ses témoins… Pourquoi ? Pourquoi cet homme, qui a voulu au péril de sa situation, de ses intérêts et peut-être de sa vie (il y a des lettres de menaces significatives contre lui), aider et éclairer la justice, comme doit le faire tout bon citoyen, est-il en butte à une sorte de suspicion qui n’est légitimée par rien ? Pourquoi refuse-t-on de s’éclairer sérieusement sur les faits qu’il signale ? Est-ce que, si les agents inférieurs de cette justice se sont rendus vraiment coupables des actes odieux affirmés par Reynaud, on entend les couvrir et étouffer la voix de cet honnête ouvrier, victime de ce qu’il a cru justement être son devoir ? Et si Reynaud ment, au contraire, s’il calomnie ces agents de la justice, comment ne saisit-on pas avec empressement le moyen de le confondre et de le démasquer ?
Que M. le président et MM. les membres de la Chambre des mises en accusation veulent bien excuser la vivacité de ces réflexions, mais l’homme qui, victime d’un abus de pouvoir évident, croit voir la justice se dérober devant lui et rester sourde et muette à ses plaintes, mérite un peu d’indulgence. — Reynaud est un parfait honnête homme ; sa sincérité est évidente et frappe tous ceux qui le voient et l’entendent. Il a cru, et il croit encore, faire son devoir, en dénonçant les propositions criminelles qui lui ont été faites, et les actes odieux dont il a été victime, Veut-on donner à cet homme l’impression que la justice est sourde et aveugle pour les faibles et les petits et qu’elle
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recule devant la nécessité d’ouvrir les yeux sur des crimes et des abus, qu’elle aurait cependant le devoir de rechercher et de punir ? Veut-on qu’il pense que, lorsqu’un honnête ouvrier dénonce un attentat anarchiste et meurtrier, ou des abus de pouvoir évidents, la justice recherche uniquement les moyens d’étouffer sa voix et même de le faire passer pour un calomniateur ?
Je demande donc avec confiance à la Chambre des mises en accusation d’accueillir notre opposition et d’ordonner l’instruction complète et minutieuse, qui démontrera l’exactitude des accusations portées par Reynaud contre des agents, qui ont gravement manqué a leur devoir, et dont les agissements lui ont causé un préjudice matériel et moral, dont il est en droit de réclamer la réparation.
P. TEZENAS DU MONTCEL,
Bâtonnier de l’Ordre des avocats de St-Étienne.
III. — Arrêt de la Chambre des mises en accusation.
25 octobre 1911
X…
c.
Extrait des minutes du Greffe de la Cour d’appel de Lyon.
Reynaud.
Le mercredi 25 octobre 1911,
La Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Lyon réunie en Chambre du conseil, a entendu le rapport fait par M. Bryon, substitut du
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procureur général, sur la procédure instruite au tribunal de première instance de Saint-Étienne.
Contre X…
Prévenu de violences,
En présence de Reynaud Félix, demeurant à Saint-Etienne, rue de la Chance, 24.
Partie civile.
Après lecture des pièces de la procédure qui ont été laissées sur le bureau, M. le substitut du procureur général a déposé un réquisitoire, écrit et signé, en date du 12 octobre 1911, tendant à ce qu’il plaise à la Cour, dire que c’est à bon droit que le juge d’instruction de Saint-Étienne, estimant que la plainte paraissait d’ores et déjà mal fondée, a déclaré n’y avoir lieu d’informer, confirmer l’ordonnance entreprise et condamner l’opposant aux dépens.
M. le substitut et le greffier se sont retirés.
Messieurs ayant délibéré, sans désemparer et sans communiquer avec personne, M. le substitut et le greffier rentrés, il a été rendu l’arrêt suivant :
Ouï le ministère public en ses conclusions.
Vu l’opposition formée le 4 octobre courant par le sieur Reynaud, partie civile plaignante, contre l’ordonnance du juge d’instruction de Saint-Étienne, en date du 2 octobre 1911 qui, sur les réquisitions conformes de M. le procureur de la République a dit « n’y avoir lieu d’informer » sur la plainte déposée entre ses mains par le dit Reynaud, en vertu de l’article 63 du Code d’instruction criminelle.
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Vu le mémoire déposé à l’appui de l’opposition et es réquisitions de M. le procureur général.
Attendu que l’article 63 susvisé donne à toute personne, qui se prétend lésée par un crime ou un délit, le droit de mettre l’action publique en mouvement, en se portant partie civile et en saisissant directement le juge d’instruction, qui doit, alors même que les réquisitions du ministère public sont contraires, informer sur cette plainte, si les faits sont de nature, au cas où ils seraient établis, à constituer un crime ou un délit : que le juge d’instruction ne peut, dans ce cas, déclarer n’y avoir lieu à informer, à moins de circonstances qui n’existent pas en l’espèce, propres à affecter l’action publique elle-même (Cass. crim., 8 déc. 1906).
Que c’est à tort que le magistrat instructeur a dit « n’y avoir lieu d’informer ».
Mais, attendu que la Chambre des mises en accusation, saisie par l’opposition de Reynaud, en annulant cette décision, peut d’office informer (art.235 C. inst. crim.).
Attendu qu’en même temps qu’il déposait sa plainte entre les mains du juge d’instruction, Reynaud en déposait une autre entre celles de M. le président de la Cour de Lyon, visant spécialement M. Ogliastroni, commissaire de police au Chambon-Feugerolles et officier de police judiciaire.
Que les deux plaintes se référaient à une même scène de violences, voies de fait et injures, qui se serait passée le 10 août 1911 à la mairie du Chambon-Feugerolles et dont se seraient rendus coupables envers
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lui « quatre ou cinq hommes », parmi lesquels il aurait reconnu le commissaire de police Ogliastroni.
Attendu que sans rechercher si, dans ces conditions, par suite de l’indivisibilité ou de la connexité des faits, une seule et unique plainte ne devait pas être déposée aux mains de M. le premier président, par application des articles 479 et suivants du Code d’instruction criminelle, et si le juge d’instruction se trouvait compétent pour en recevoir une deuxième contre les co-auteurs non soumis au privilège de juridiction, il suffit de constater qu’en suite de l’information ouverte par M. le premier président, ce haut magistrat a rendu une ordonnance de non-lieu ;
Attendu que cette procédure a été sur sa demande communiquée à la Cour, qu’elle a porté, à raison de l’unité et de l’indivisibilité de la scène, sur tous les faits dénoncés, y compris ceux relatés dans la plainte déposée aux mains du juge d’instruction ;
Que les témoins indiqués par Reynaud, et ce dernier, ont été entendus, que des confrontations ont eu lieu, que de cette information et des autres documents et renseignements recueillis et annexés, il ressort à suffire d’ores et déjà que la plainte n’est pas justifiée, et qu’il n’y a lieu à suivre :
Par ces motifs,
La Cour, après en avoir délibéré, reçoit l’opposition du sieur Reynaud contre l’ordonnance rendue le 2 octobre 1911 par le juge d’instruction de St-Étienne ;
Réforme et annule ladite ordonnance, en ce qu’elle a déclaré « n’y avoir lieu à informer ».
Mais, retenant l’affaire et informant dans la mesure
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— 160 — qu’il convient, dit, après examen des procédures et documents sus relatés, qu’il n’y a lieu à suivre.
Condamne la partie civile aux dépens. Ainsi fait et prononcé en cour d’appel, à Lyon, les jour, mois et an que dessus, par MM. Nectoux, président, Comte, Benoist, Vallet et Lenoir, conseillers, assistés de M. Widor, greffier en chef, M. Benoist, appelé par nécessité pour compléter.
Signé à la minute :
NECTOUX, COMTE, BENOIST, VALLET, LENOIR, P. WIDOR.
Pour expédition conforme délivrée à maître Poimat, avoué près la Cour d’appel de Lyon, au nom de M. Reynaud partie civile.
Au greffe de la Cour d’appel de Lyon le 6 novembre 1911.
Le Greffier en chef,
Signé : P. WIDOR.
IV. — Note de M, Tézenas du Montcel sur l’arrêt du 25 octobre.
L’arrêt du 25 octobre appelle plusieurs observations.
Il nous donne d’abord satisfaction sur la question de droit et il met en pleine lumière la désinvolture, avec laquelle le juge d’instruction et le parquet de St-Étienne, méconnaissant les principes les plus élémentaires du droit criminel, ont refusé, — comme l’article 63 du Code d’instruction criminelle leur en
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faisait un devoir — d’informer sur une plainte régulièrement déposée avec constitution de partie civile.
Mais la Cour, usant ensuite du droit « d’informer ou de faire informer », que lui donne incontestablement l’article 235 du Code d’instruction criminelle, puise dans l’information faite par le premier président, sur la plainte déposée contre M. Ogliastroni, des éléments de décision, qui lui permettent — dit-elle — de déclarer notre plainte contre les agents non fondée… les deux plaintes se référant, d’après elle, « à une même scène de violence, voies de fait et injures, qui se serait passée le 10 août 1911 à la mairie du Chambon ».
À quoi l’on peut répondre :
1° Que si les deux plaintes se référaient à la même scène, elles visaient des infractions à la loi pénale essentiellement différentes. La plainte déposée contre M. Ogliastroni, procédant en vertu de l’article 11 du Code pénal, visait un crime commis par ce fonctionnaire :
« Art. 114. — Lorsqu’un fonctionnaire public, un agent, ou un préposé du gouvernement, aura ordonné ou fait quelque acte arbitraire ou attentatoire, soit à la liberté individuelle, soit aux droits civiques d’un ou de plusieurs citoyens, il sera condamné à la peine de la dégradation civique. »
La plainte déposée contre les agents visait, au contraire, un simple délit, le délit de violences prévu et puni par l’article 186 du même Code :
« Art. 186. — Lorsqu’un fonctionnaire, ou un officier public, un administrateur, un agent, ou un préposé du Gouvernement, ou de la police… aura,
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sans motif légitime, usé ou fait user de violences envers les personnes, etc…
En d’autres termes, et ainsi que nous l’avons fait ressortir dans le second mémoire déposé à la Chambre des mises en accusation, nous ne reprochons pas à M. Ogliastroni d’avoir personnellement exercé des violences sur la personne de Reynaud (délit de l’art.186) ; nous lui reprochions d’avoir commis le crime de forfaiture (art. 114), en ordonnant la séquestration de Reynaud, ou en présidant en fait à cette séquestration et aux violences qui l’ont accompagnée.
La Cour dit que l’information, qui a suivi la plainte déposée contre M. Ogliastroni, « a porté sur tous les faits dénoncés, y compris ceux relatés dans la plainte déposée contre les agents. »
Nous ne connaissons pas cette information, qui ne nous a pas été communiquée ; Reynaud affirme, au contraire, que le magistrat instructeur, en l’espèce un vice-président du tribunal civil de St-Étienne, délégué par M. le premier président, se cantonnant expressément dans les limites de la plainte déposée contre Ogliastroni, n’a pas fait porter son information sur les coups et violences, mais surtout sur le point de savoir si M. Ogliastroni avait ordonné ces coups et violences — c’était en effet le point à examiner.
Ajoutons que si, en effet, les témoins cités par Reynaud ont été entendus, si des confrontations ont eu lieu devant ce magistrat, jamais les agents coupables n’ont été interrogés, ni confrontés avec Reynaud.
Comment, dès lors, une information aussi incomplète sur les faits de coups et violences a-t-elle pu
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être invoquée par la Cour comme suffisante pour écarter notre plainte ?
Il ressort de tout ceci :
1° Que le juge d’instruction et le parquet de St-Étienne avaient évidemment violé l’article 63 du Code d’instruction criminelle, fait grave, si l’on songe que cet article est la seule sauvegarde des citoyens contre l’arbitraire des magistrats criminels.
2° Que la Cour n’a voulu, à aucun prix, ordonner une information, que nous avions — l’arrêt le dit — le droit d’exiger, et qu’elle a puisé dans une information, visant des faits différents et qui n’a pas porté sur les faits précis signalés dans la plainte contre les agents, des prétextes pour arrêter une affaire, dans laquelle un commissaire de police et ses agents ont très certainement commis des actes arbitraires et violé la liberté individuelle.
Il nous reste, après cela, la possibilité de poursuivre directement les coupables devant les tribunaux et aussi la possibilité de saisir l’opinion publique, ou la Chambre, de faits, qui seraient certainement de nature à émouvoir l’opinion.
J’ajoute que M. le Garde des Sceaux, qui doit prochainement déposer des projets de loi, visant les garanties à donner pour la liberté individuelle, et aussi la responsabilité des fonctionnaires, dans les cas d’arrestation ou de séquestration arbitraires, trouverait dans les dossiers des affaires Reynaud, de quoi justifier amplement l’utilité de l’initiative qu’il a prise.
P. TEZENAS DU MONTCEL,
Avocat, Bâtonnier de l’Ordre.