La célébration de la Sainte-Barbe nous rattache à une histoire des croyances collectives qui nous entraîne beaucoup plus loin que les menues questions actuellement débattues dans les médias. Comme a pu le faire Régis Debray, il serait bon de réconcilier les approches matérielles et spirituelles du monde, qui ont sous-tendu nos civilisations depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui.
– Notons que dans le même mois de décembre se célèbrent la Sainte Barbe le 4, les illuminations le 8, la sainte Luce le 13 et Noël le 25, précisément au moment de l’année où les jours sont les plus courts. Toutes ces fêtes se déroulent au petit jour ou la nuit et accordent une place importante à la célébration du feu et de la lumière. Ce n’est pas un hasard ! Prenons l’exemple de la fête de Sainte Luce qui, dans les pays scandinaves a pris le relais des croyances du début de l’âge viking. Durant la nuit du 13 décembre, on pensait que se déroulait une chasse folle des corps perdus (par exemple dans les tempêtes), des elfes et des démons. S’y exprimaient la peur de la mort et de la nuit, l’appréhension des éléments qu’on ne maîtrise pas, mais aussi la certitude que la lumière qui revient apportera le renouveau et la vie. J’ai assisté à cette fête nocturne au Danemark considérée comme une fête importante, hors des pratiques religieuses, partagée par tous, avec le défilé de jeunes filles drapées de blanc portant sur la tête une couronne de bougies ou dans la main une chandelle, en chantant.
– L’originalité de la Sainte-Barbe nous rattache aux mondes souterrains : ceux des cavernes du néolithique ornées de peintures et de mains, ceux des religions à mystère des Grecs de l’Antiquité ou ceux des premières célébrations des Chrétiens dans les catacombes. Bien sûr que le « fond » est toujours lié au danger et à la mort, mais célébrer (sans qu’on sache s’il y avait célébration dans les cavernes du néolithique) revient toujours à faire renaître la vie et à refuser le néant. Et comment ne pas rapprocher la statue de la Sainte-Barbe installée au fond de la mine des statues grecques colorées qui étaient cachées et que l’on exposait exceptionnellement lors d’un acte rituel ? Leur fonction comme celle de la Sainte-Barbe est métaphysique, elle est une image de survie qui permet de domestiquer la peur.
Renouveler la fête de Sainte-Barbe à l’échelle d’une ville et d’une région, pose la question de l’image. Cette statue qui est désormais promenée, à la nuit tombée dans les rues de Saint-Étienne, est une réplique de l’originale en polystyrène, la pièce « historique » étant trop précieuse pour risquer la casse ou la dégradation. Autrement dit : pourquoi y a-t-il une image plutôt que rien ? La réponse n’est pas loin de nous dévoiler ce qu’est devenue aujourd’hui la fête de Sainte-Barbe dans une société sans mineurs et dans une société très peu pratiquante. Nos fragilités multiples qu’elles soient liées à la santé, à l’emploi, à la vie familiale, à la réussite … sont autant de nos préoccupations vitales. La vertu magique de l’image appartient à celui qui la regarde. La vertu magique de la fête appartient à celui qui y participe. Tout cela nous vient du fond des âges et de notre besoin d’images. Nous abordons le hors temps des représentations artistiques et le tout temps de la vie et de la mort.
– Quand « la statue du tío » nous renseigne autant sur lui que sur Sainte-Barbe. Poursuivons l’effort de nous décentrer, pour nous rendre dans une mine coopérative de cuivre à Potosí, en Bolivie. Pas de statue de Sainte-Barbe dans le monde souterrain andin, mais une réalisation de grande dimension, aux formes grossières. Il s’agit de celui que l’on considère comme le maître des lieux : le « tío ». Et là, pour les mineurs, c’est du donnant-donnant, il faut rassasier cette idole lubrique et démoniaque aux cornes de diable avec de l’alcool, des cigarettes et des feuilles de coca pour qu’il protège les mineurs et les guide vers un filon riche en minerai. Immoler de temps en temps un lama pour en offrir le sang au tío, badigeonner l’idole d’une couleur vermillon, autant d’épisodes qui rappellent les cultes anciens réservés aux divinités pré-colombiennes, notamment le culte à Huari.
Ici, à Saint-Étienne et d’une manière générale en Europe, certains mineurs descendaient avec leur amulette, une chaînette, une bague, à dimension protectrice qu’ils se permettaient de regarder avant de partir, comme si des puissances supra-humaines allaient pouvoir intervenir dans le cours des événements. Pour beaucoup, y compris musulmans, la statue de Sainte-Barbe avait un rôle équivalent. Se révélant subitement dans la noirceur de la mine, à la sortie de la cage, Sainte-Barbe prenait, d’un seul coup d’œil, une véritable vertu magique censée éloigner les dangers. Elle avait un côté rassurant, elle pérennisait par sa permanence la vie du puits et la vie des hommes. Cela n’est pas de la religion, pas plus que la dévotion au tío en Bolivie. Qu’en est-il de toutes les manifestations qui ont lieu autour de Sainte-Barbe, le 4 décembre ?
– Avec la fête du 4 décembre célébrée dans les cités, les mineurs participent au temps du mythe cyclique qui met entre parenthèses leurs soucis quotidiens, pour instaurer un supposé « âge d’or », consciemment limité à une journée : la seule journée chômée rétribuée par les Compagnies, à condition d’assister à la messe ! On comprend que Michel Rondet et les Républicains « rouges » aient ferraillé contre cette outrance aux libertés laïques. On comprend que la fameuse sainte trinité « du curé, de la compagnie des mines et du maire de la Ric’ » ait fait rugir les plus ardents opposants. Et pourtant même Fernand Montagnon (maire communiste de La Ricamarie entre 1965 et 1990), à chaque Sainte-Barbe, continua à remettre les médailles du travail aux mineurs les plus méritants, à un moment pathétique il est vrai, celui de la fermeture annoncée du dernier puits du bassin. À l’évidence, la journée de Sainte-Barbe pérennise l’autorité de l’ordre institutionnel sur le groupe et l’individu. Cet aspect du récit mythique qui s’écrit le 4 décembre se précise à travers le rassemblement massif de mineurs, forcément source d’exaltation et à travers le sentiment identitaire dont se réclame la maîtrise dans les discours. Tout un rituel qui s’enrichit par la fête qui commence tôt le matin quand on fait « péter les boîtes », qui se poursuit avec le vin blanc, la salade de pieds, la brioche, les discours, les médailles et forcément le repas familial. Cela est une histoire d’hommes, seulement irradiée par cette statue de femme, exceptionnellement offerte à la vue de tous dans sa candide blancheur.
Maurice Bedoin