La grande grève de la métallurgie stéphanoise survenue en mars-avril 1924 a durablement marqué la mémoire collective des militants syndicaux et des acteurs économiques de la période[1]. L’épisode a longtemps été connu par le biais de ses plus illustres acteurs, comme Benoît Frachon ou Pétrus Faure[2].
Une présentation, nécessairement située, sera permise dans un avenir proche par la publication sur notre site d’un rapport interne de la Manufacture française d’armes et de cycles de Saint-Étienne – future Manufrance –, alors dirigée par Étienne Mimard[3]. Contrairement aux récits produits par les militants de la CGTU (puis de la CGT réunifiée) et du PCF – orthodoxes ou chassés du mouvement communiste –, le rapport de la MFAC mentionne l’implication, numériquement marginale, mais symboliquement marquante, de syndicalistes chrétiens dans le déroulement du conflit. Le texte confirme ainsi les événements relatés, à partir du témoignage de Jean Pralong, dans l’ouvrage 150 ans de luttes ouvrières dans le bassin stéphanois[4].
En écho au récit de Pralong, un autre écrit – dont l’auteur, anonyme, pourrait bien être ce même militant – permet d’exposer les grandes lignes du conflit, les revendications des syndicalistes chrétiens et les modalités de leur implication. Il s’agit d’un article intitulé « Les Travailleurs Chrétiens et la Grève de Saint-Étienne ». Celui-ci est publié dans le numéro 49, daté du 20 avril 1924, d’un périodique publié à Lyon par l’Union des syndicats chrétiens du Sud-Est, affiliée à la jeune Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) : La Voix sociale. La revue est sous-titrée organe d’action syndicale chrétienne. Son premier rédacteur en chef est Maurice Guérin, propagandiste de sensibilité catholique sociale et proche d’un autre fondateur, l’animateur de la Chronique sociale Marius Gonin[5].
La Bibliothèque nationale de France conserve une collection de ce périodique, qui bénéficie même de la numérisation sur le portail Gallica de 436 numéros publiés entre 1922 et 1952. Deux écueils limitent cependant l’écho de cette contribution remarquable. Tout d’abord, l’absence d’application d’un traitement OCR aux documents ne permet pas la génération d’un texte pouvant être intégré aux principaux moteurs de recherche en ligne. Ensuite, la qualité des numérisations se révèle assez inégale, certaines images étant peu lisibles.
Cette source représente un matériau pourtant riche sur l’activité syndicale de la grande région lyonnaise, notamment des syndicats professionnels féminins de la Loire. Leur lecture complète celle des circulaires et périodiques de la CFTC et de ses principales fédérations[6]. Elle s’ajoute aussi à la consultation de l’hebdomadaire L’Avenir de la Loire, riche en informations sur les différentes organisations catholiques du département (syndicats, action catholique, écoles, etc.)[7]. Ces sources compensent l’absence de véritables archives portant sur la première période des syndicats professionnels chrétiens dans la Loire[8].
L’importance de La Voix sociale apparaît d’autant plus grande puisqu’il n’existe sans doute, en 1924, aucune revue spécifique aux syndicats ligériens. Les syndicats féminins de Saint-Chamond et de Saint-Étienne publient par la suite leur journal mensuel – respectivement Entre-nous et Élus de chez-nous[9]. Les syndicats masculins stéphanois fondent un premier bulletin trimestriel en janvier 1929. En 1934, les militants chrétiens tentent de passer à la vitesse supérieure avec la parution du Réveil social de la Loire. La consultation de ce périodique n’est malheureusement pas possible – sauf fonds non révélé – dans la région. Seule la Bibliothèque nationale de France possède une collection lacunaire de cette revue[10].
Notes :
[1] Pour une première approche : Antoine Vernet, « Patron social et patron de combat. L’action de Joseph Leflaive aux usines de la Chaléassière (1898-1925) », dans GREMMOS (éd.), Le monde ouvrier face à la Grande Guerre. Le bassin de Saint-Étienne de 1910 à 1925, Saint-Barthélémy-Lestra, Actes graphiques, 2018, p. 41-73.
[2] Benoît Frachon, Pour la CGT. Mémoires de lutte, 1902-1939, Paris, Éditions sociales, 1981 ; Pétrus Faure, Histoire du mouvement ouvrier dans le département de la Loire, Saint-Étienne, Imprimerie Dumas, 1956 ; idem, Un témoin raconte, Saint-Étienne, Imprimerie Dumas, 1962.
[3] Cette présentation et édition critique de ce document, aujourd’hui disparu du fonds d’archives Manufrance, sera consultable sur notre site : https://www.gremmos.fr/la-grande-greve-de-la-metallurgie-stephanoise-de-1924-un-point-de-vue-patronal-presentation/ (lien non valide à la date de publication de l’article).
[4] Pierre Héritier, Roger Bonnevialle, Jacques Ion et Christian Saint-Sernin, 150 ans de luttes ouvrières dans le bassin stéphanois, Saint-Étienne, Le Champ des possibles, 1979. D’autres éléments sont décrits dans le livre Soufflons nous-mêmes notre forge. Une histoire de la métallurgie CFTC- CFDT, 1920-1974 (Paris, Éditions ouvrières, 1991), rédigé par l’historien Frank Georgi à partir des archives et des périodiques de la fédération.
[5] André Caudron, Michel Launay, « GUÉRIN Maurice, Louis, Émile », Dictionnaire Maitron [en ligne], 2019 ; Bernadette Angleraud, « GONIN Marius [Frédéric, Marius] », Dictionnaire Maitron [en ligne], 2021. Il faut ajouter, à ces deux fondateurs, l’abbé Paul Bailly, également dirigeant de L’Express de Lyon par le truchement de la Presse lyonnaise du Sud-Est.
Sur l’histoire de la CFTC dans l’entre-deux-guerres : Michel Launay, La CFTC : origines et développement, 1919-1940, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986 ; Joceline Chabot, Les débuts du syndicalisme féminin chrétien en France, 1899-1944, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003.
[6] Une partie peut être consultée sur le site consacré aux archives historiques de la CFDT : https://archives.memoires.cfdt.fr/.
[7] L’Avenir de la Loire (1908-1944) peut être consulté aux Archives départementales de la Loire, ainsi qu’à la Médiathèque municipale de Saint-Étienne.
[8] Il existe cependant quelques carnets de notes dans le fonds de l’UD-CFTC/CFDT déposé aux Archives départementales de la Loire, sous la cotation 19 J. Le fonds de l’Union régionale, conservé aux Archives départementales et métropolitaines à Lyon (cotation 69 J), se révèle peu disert sur l’activité syndicale dans la Loire.
[9] Archives départementales de la Loire, 19 J 28, compte-rendu de l’assemblée générale de l’Union départementale mixte des syndicats professionnels de la Loire, 19 janvier 1929.
[10] La notice de ce périodique est consultable à l’adresse suivante : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328550724. Le syndicat chrétien des mineurs de la Loire publie également son Réveil social à partir de 1945 : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32855049m.
La Voix sociale, organe d’action syndicale chrétienne
Publié à Lyon, dimension régionale
[15 centimes le numéro]
« Les Travailleurs Chrétiens et la Grève de Saint-Étienne », La Voix sociale, 3e année, n°49, 20 avril 1924, p. 1.
L’action du Syndical Professionnel des Métallurgistes stéphanois avant la grève
Préoccupé depuis déjà longtemps de l’augmentation croissante du coût de la vie qui rendait de plus en plus insuffisants les salaires, surtout ceux de certaines catégories d’ouvriers non spécialistes, le Syndicat Professionnel des Métallurgistes Stéphanois avait envoyé à la direction des anciens Établissements Leflaive (devenus la propriété de la compagnie Thomson-Houston), une lettre de réclamation.
Notre syndicat demandait, non un relèvement uniforme des salaires, mais des augmentations variant suivant les catégories et basées sur un minimum vital. Que la valeur professionnelle de chaque ouvrier soit l’objet d’une rémunération adéquate, c’est justice. Mais qu’au minimum chaque ouvrier reçoive en échange de son travail de quoi vivre honorablement, cela n’est pas moins juste. Et voilà pourquoi nos camarades avaient préalablement envisagé la complexité du problème avant de formuler leurs revendications.
Leur lettre était datée du 1er mars.
Le Syndicat Unitaire des Métaux entre en scène
Mais, brusquement, un conflit éclate à la Maison Leflaive. Deux ouvriers sont renvoyés pour avoir refusé de faire des heures supplémentaires.
Le Syndicat Unitaire des Métaux s’empare de l’incident. Il réclame la réintégration des deux ouvriers congédiés, la stricte application de la loi de 8 heures et une augmentation uniforme de 6 francs par jour.
Rapidement, le conflit s’envenime. La direction n’ayant répondu ni à notre syndicat, ni à celui des unitaires, la grève est déclarée le 6 mars. Au bout de quelques jours, elle se généralise. Vingt mille ouvriers des usines métallurgiques de Saint-Étienne abandonnent le travail.
L’attitude des syndiqués chrétiens envers leurs camarades unitaires
Nous sommes des pacifiques et des conciliateurs. Notre Christianisme nous y oblige en conscience. De même que nous ne voulons pas rendre la lutte des classes plus violente, mais au contraire lui substituer une paix sociale faite de justice et d’amour fraternel, ainsi ne voulons-nous pas, à l’intérieur même de la classe ouvrière à laquelle nous appartenons, être des artisans de haine et de divisions fratricides.
La grè[ve] déclarée, nous avons pensé aux misères qu’elle allait engendrer et nous nous sommes dit que notre devoir était, non seulement de tenter l’impossible pour amener les patrons à conciliation, mais de faire aussi tous nos efforts pour essayer d’amener à notre point de vue les représentants du syndicat unitaire. De la réussite de notre double tentative dépendaient la fin rapide du conflit et, dans une certaine mesure, l’amélioration du sort des travailleurs de la métallurgie.
Le surlendemain de la déclaration de grève, le 8 mars, le secrétaire de l’Union Départementale des Syndicats Chrétiens de la Loire proposait donc, par lettre, au secrétaire du Syndicat Unitaire des Métaux que des délégués nommés par les deux organisations s’abouchent pour examiner dans quelles conditions un cartel pourrait être constitué en vue d’une action purement professionnelle.
Cette proposition ayant été acceptée d’abord, deux entrevues eurent lieu : l’une au local des syndicats chrétiens, l’autre à la Bourse du Travail. Elles ne donnèrent lieu qu’à des échanges de vues sans aucun résultat pratique, le syndicat unitaire restant attaché à la consigne reçue de son organisation centrale (lutte à outrance pour les six francs d’augmentation par jour), et le syndicat chrétien ne pouvant accepter cette consigne qui lui semblait contraire aux véritables intérêts des travailleurs en grève.
Mais le secrétaire de notre syndicat, le camarade Paul Vidal, avait pris plusieurs fois la parole dans des réunions de grévistes pour exposer notre point de vue. On l’écouta… jusqu’au jour où il demanda qu’avant de déclarer la grève générale on voulût épuiser tous les moyens de conciliation et patienter encore une semaine. Ce conseil, qui était tout à l’avantage des ouvriers, fût très mal pris par les chefs du mouvement, et notre ami ne put se faire entendre davantage. Hélas ! la suite devait prouver que la témérité des unitaires vouait à une lutte désespérée, mais sans d’autre issue que la capitulation, des milliers de travailleurs dont la vie même était l’enjeu de la bataille !…
Notre attitude à l’égard des patrons
Nous avons déjà noté que, devançant un conflit que nous prévoyions, nous avions présenté des revendications justifiées, dans un esprit très net de conciliation, de justice et de paix sociale. Nos démarches directes pour obtenir une réponse ayant échoué, nous eûmes recours à l’intervention des pouvoirs publics. Reçus plusieurs fois par le Préfet de la Loire, nous pûmes espérer un moment que ce haut fonctionnaire du gouvernement serait plus heureux que nous. Il n’en fut rien. La direction des usines Leflaive refusait catégoriquement toute discussion avec les syndicats de toutes nuances.
Le président de la Fédération Française des Syndicats Professionnels de la Métallurgie, notre camarade Michaud, et le secrétaire général de la C.F.T.C., notre camarade Gaston Teissier, s’employèrent à Paris dans le même but, et allèrent même jusqu’au Ministère du Travail. Peine perdue ! Le Ministre lui-même était impuissant à arracher, nous ne dirons pas la moindre concession au patronat, mais à obtenir même une simple entrevue.
Ajoutons que, de son côté, M. Louis Soulié, maire de Saint-Étienne, convoquant les patrons chez lui, n’obtenait, lui aussi, qu’un refus hautain de ces Messieurs…
Nous adressant alors aux plus hautes autorités morales, nous fûmes contraints de constater qu’elles venaient se briser elles-mêmes devant l’intransigeance de ceux qui, obéissant aux mots d’ordre de leurs propres organisations syndicales, ne voulaient pas reconnaître la légitimité de l’intervention des syndicats ouvriers, même animés du plus évident esprit de conciliation !…
En face d’une attitude si incontestablement inspirée par l’esprit de classe le plus nettement caractérisé, notre syndicat ne pouvait que s’adresser à l’opinion publique stéphanoise pour la faire juge de la nécessité dans laquelle il se trouvait de persister dans son attitude en attendant la fin de ce conflit. C’est ce qu’il fit, d’accord avec l’Union Départementale.
La déclaration de l’Union des syndicats des Travailleurs chrétiens de la Loire
Voici le texte de la déclaration envoyée à la presse, mais que, seul de tous les journaux stéphanois, l’Avenir de la Loire publia intégralement – ce dont nous tenons à le remercier publiquement :
UNION DEPARTEMENTALE DES SYNDICATS DE TRAVAILLEURS CHRETIENS DE LA LOIRE (12, place Paul-Bert)
Aux Métallurgistes,
Au Public Stéphanois,
L’Union Départementale des Syndicats de Travailleurs Chrétiens de la Loire tient à expliquer brièvement aux métallurgistes et aux ouvriers stéphanois sa position dans le conflit actuel.
Dès que le conflit eut éclaté aux Établissements Leflaive, notre Union, désireuse à la fois de justice et de paix sociales, voulut obtenir une entrevue avec la direction des dits établissements pour trouver un moyen d’entente sur le terrain suivant : augmentation des salaires d’après le coût de la vie, respect de la loi de 8 heures. Elle s’adressa donc tout d’abord au préfet de la Loire pour demander à celui-ci d’intervenir dans ce sens auprès de la direction. L’accueil fait par celle-ci à cette démarche fut négatif. « Nos portes sont ouvertes, nos ouvriers peuvent rentrer. Nous nous refusons d’une manière absolue à discuter avec aucune organisation syndicale de quelque tendance qu’elle soit. » Telle était en substance la réponse patronale. D’autres démarches furent encore tentées dans le même sens auprès de plusieurs personnalités susceptibles d’être choisies pour arbitres par les parties en présence. Mais elles se heurtèrent toutes au même refus. Devant cette intransigeance, l’Union Départementale des Syndicats de Travailleurs [déclara] qu’elle considère sa responsabilité comme entièrement dégagée si des troubles quelconques ou une extension du conflit en durée et en intensité venait à se produire.
D’autre part, des lettres ayant été échangées entre elle et l’organisation unitaire, dans le but d’examiner la situation au point de vue strictement ouvrier, une délégation de la Bourse du Travail vint au siège des Syndicats Chrétiens et une délégation des Syndicats Chrétiens se rendit à la Bourse du Travail. Mais tandis que les délégations unitaires avaient reçu un accueil courtois de notre part, les nôtres ne purent arriver ni à rencontrer à la permanence des métaux le secrétaire des Syndicats Unitaires, ni à obtenir une réponse précise de la part des camarades présents. Dans ces conditions notre Union décide de conserver son entière liberté d’action et même d’appréciation quant aux revendications formulées par l’organisation affiliée à la Bourse du Travail.
Certes, nous estimons que les salaires doivent être augmentés, mais ils ne doivent pas l’être tous dans les mêmes proportions sous peine de n’apporter aucune amélioration durable et réelle aux plus déshérités.
Un barème basé sur le taux actuel de chaque catégorie de salaires et sur le coût de la vie doit être dressé et les plus fortes augmentations doivent être appliquées aux salaires qui sont manifestement en-dessous du minimum vital. Enfin il faut tenir compte des besoins locaux et régionaux et ne pas essayer d’appliquer sans examen critique des directives venues d’organisations centrales qui voudraient imposer un relèvement uniforme des salaires dans toutes les professions et à travers tout le pays. Avec ce système on aboutirait au seul résultat de maintenir dans une situation lamentablement inférieure ceux qui ont le plus besoin d’être relevés.
Une action professionnelle suivant des principes que nous venons de rappeler pouvait seule entraîner une réelle amélioration du sort des travailleurs et une solution rapide du conflit. Les organisations patronales, en refusant toute discussion, risquent d’aggraver une situation déjà fort pénible et dont toute la charge immédiate repose sur la famille ouvrière.
Nos organisations font appel à la générosité du public, en faveur des familles de syndiqués. Les souscriptions sont reçues à la permanence, 12, place Paul-Bert (salle du rez-de-chaussée, cour) de 11 heures à 12 heures et de 14 heures à 17 heures où les camarades peuvent s’adresser, pour tous renseignements.
Le Bureau de l’Union Départementale.
L’organisation des secours aux grévistes
Le plus urgent, c’était, en effet, de secourir les familles ouvrières, victimes de cette âpre bataille.
Des soupes communistes furent organisées. Notre syndicat obtint sans aucune difficulté du maire de Saint-Étienne le droit pour les enfants de nos camarades fréquentant les écoles libres de s’asseoir à la même table que les enfants des écoles laïques.
Une souscription ouverte parmi les travailleurs chrétiens de la région, souscription à laquelle la C.F.T.C. et la Fédération Française de la Métallurgie participèrent très largement, nous permit de distribuer des secours en argent, avant même que la C.G.T.U. pût le faire pour ses propres troupes.
Une séance récréative fut même organisée, le 23 mars, au profit de nos syndiqués en grève. Elle eut lieu dans notre local de la place Paul-Bert et réussit admirablement, grâce au précieux concours des syndicats féminins, qui ne cessèrent de nous donner les preuves du plus fraternel dévouement et recueillirent eux-mêmes des sommes importantes pour notre caisse de grève.
Notons que nos secours en argent furent distribués au prorata des charges de famille de nos adhérents, les pères de famille nombreuse passant les premiers et les célibataires acceptant de bon cœur d’être derniers servis.
Enfin, les libéralités de la Municipalité – qui eut toujours à notre égard une attitude digne de notre reconnaissance –, nous permirent de distribuer de la viande et du pain.
La grève devient tragique
Comme il arrive presque toujours dans des grèves de cette importance, de violents incidents finirent par éclater.
Malgré l’opinion nettement exprimée par les ouvriers de certaines usines, par exemple à l’Automoto, de ne pas faire grève, mais de continuer, au contraire, à travailler en prélevant sur leurs salaires des subsides pour les grévistes de la Maison Leflaive, les unitaires obligèrent par la force tout le monde à obéir à leur mot d’ordre.
Quelques ouvriers et employés ayant essayé de résister, furent houspillés de la belle façon. L’un d’entre eux (un contremaître) mourut des suites d’une bagarre… La Bourse du Travail donna l’ordre d’assister à son enterrement !!!
Des femmes furent complètement déshabillées en pleine rue par les « chasseurs de renards ». La police, la gendarmerie et la troupe furent appelées à « maintenir l’ordre dans la rue ». Il y eut des charges de gendarmes. Des hommes, des femmes et des vieillards reçurent des coups de fourreau de sabre et furent piétinés. De nouveau, le sang coula.
Des arrestations furent opérées, parmi lesquelles celles de Lorduron, secrétaire de l’U.D. des syndicats unitaires de la Loire ; Dieu, secrétaire du syndicat unitaire des métaux ; Pétrus Faure, principal organisateur de la grève et candidat du Parti Communiste aux élections législatives. Les tribunaux eurent à connaître des fautes reprochées aux prévenus. De célèbres avocats communistes : Le Griel, Ernest Lafont, André Berthon, défendirent leurs amis politiques.
La plaie des mouvements unitaires
La plaie des mouvements déclanchés par les unitaires, nous avons le devoir de le dire dans l’intérêt même des travailleurs, c’est la plaie politicienne.
Dès qu’un différend éclate entre employeurs et salariés, là où il y a un syndicat unitaire, on est sûr de voir surgir des politiciens, à la fois membres de la C.G.T.U. et du Parti Communiste, qui s’arrangent toujours de manière à prendre la tête du mouvement, à étendre et à approfondir le conflit, tandis que l’Humanité, organe officiel du Parti Communiste, soutient le moral du front prolétarien par un bourrage de crâne intensif.
À Saint-Étienne, comme ailleurs, nous avons cela. Nous avons même vu la création d’un nouveau journal communiste : le Bloc Ouvrier et Paysan, dont l’un des principaux rédacteurs est précisément Pétrus Faure, qui a fait, dans le premier numéro du dit journal, un article politique sur la grève de la Maison Leflaive.
Comment veut-on que, dans ces conditions, les patrons n’aient pas beau jeu pour déclarer que, se trouvant en face d’un mouvement purement politique, ils n’entreront pas en discussion avec ceux qui le dirigent ?
Le fait était d’autant plus patent que l’on distribuait en ville des tracts (dont nous avons des exemplaires) émanant des « Jeunesses Communistes » et dans lesquels on disait aux « 8.000 jeunes qui sont dans la bataille » :
« Adhérez aux Syndicats Unitaires ! » « Adhérez aux Jeunesses communistes ! »
Il faut que les travailleurs se pénètrent bien de cette vérité :
L’intrusion du Parti Communiste dans leurs affaires ne peut que leur porter un tort considérable, leur nuire auprès de l’opinion publique, envenimer les conflits et les faire durer indéfiniment au grand détriment de la cause ouvrière.
OR, LA CAUSE OUVRIERE ÉTAIT JUSTE DANS CE CONFLIT, COMME ELLE L’EST DU RESTE TOUJOURS QUAND ELLE EST DEPOUILLEE DES ORIPEAUX COMMUNISTES, ET, SI ELLE A ÉTÉ PERDUE, C’EST LE PARTI COMMUNISTE QUI EN EST SURTOUT RESPONSABLE.
Voilà la crime commis depuis trois ans contre les travailleurs français par un Parti Politique qui essaye toujours et ne réussit, hélas ! que trop souvent à s’emparer de tous les mouvements ouvriers pour les exploiter à son profit en spéculant sur la misère du peuple !
Sans cette déviation imposée par les politiciens du Communisme aux ouvriers de l’usine Leflaive, ceux-ci auraient probablement obtenu satisfaction, au moins dans une certaine mesure, car le principal argument invoqué par la direction pour refuser toute discussion était : « Nous sommes en présence d’un mouvement politique. ». Et à supposer même qu’il n’y eût là qu’un prétexte, ce prétexte, il aurait fallu pouvoir le lui enlever – et peut-être alors eût-on triomphé de sa résistance opiniâtre aux revendications de son personnel – résistance dont le succès atteint profondément le mouvement syndical tout entier.
« La rentrée en bloc » et la houleuse dérobade de la C.G.T.U.
L’Humanité du samedi 12 avril publiait en première page un article intitulé : « Reprise du travail lundi matin ».
« C’est une nouvelle que nous attendions », déclare l’organe communiste qui continuait ainsi :
« Cette grève de Saint-Étienne avait éclaté dans des conditions telles qu’on pouvait difficilement en prévoir le succès. »
Alors pourquoi non seulement l’avoir déclanchée, mais l’avoir fait durer par tous vos moyens ordinaires de pression ? Pourquoi disiez-vous tous les jours dans votre Humanité que la grève devait nécessairement réussir, si vous étiez sûrs du contraire ? Ne vous êtes-vous pas rendu coupables d’un odieux « bourrage de crâne », d’un véritable abus de confiance envers des milliers d’ouvriers qui croyaient vainement à la victoire que vous leur prédisiez ? Quelle terrible responsabilité pèse sur vos épaules et combien vous aurez peine à échapper à la colère et au mépris de vos victimes !
Mais cet abus de confiance envers des ouvriers qu’on a lancés dans la bataille se double d’une inconvenable lâcheté le jour de la défaite.
« Elle (la grève) s’était déclanchée en quelque sorte contre la volonté des militants des syndicats qu’une vague de fond avait débordés.
« La masse des ouvriers voulait la bataille, sans se soucier des conditions du combat. Et comme nos camarades se heurtaient à un patronat fortement organisé, solidement soutenu par le Comité des Forges, on ne devait pas s’attendre à une victoire.
« Pénible leçon ! Et comme apparaissent justifiés les mots d’ordre lancés par la C.G.T.U. ! »
Nous ne concevons rien de plus contraire à la vérité, de plus lâche et de plus hypocrite que ces lignes de l’Humanité.
Quand on sait que les chefs du syndicat unitaire des métaux ont eux-mêmes poussé à la grève générale de tous les travailleurs de la métallurgie stéphanoise, même dans les usines où la volonté clairement exprimée des ouvriers était contraire à la cessation du travail ; quand on sait que le secrétaire du Syndicat Unitaire lui-même est intervenu à la tête de ses troupes pour contraindre le personnel de l’Automoto à suivre le mouvement ; quand on sait qu’ils ont étouffé par tous les moyens en leur pouvoir la voix de ceux qui criaient casse-cou, on ne peut s’empêcher d’être écœuré en face de ces hommes qui osent rejeter aujourd’hui la responsabilité de la grève générale et de la défaite qui l’a suivie sur les ouvriers qui n’ont fait qu’obéir (souvent à contre-cœur) à leurs excitations ! [a]
Mais si vous saviez, malheureux ! que l’on allait à un échec qui renforcerait la puissance du Comité des Forges et engagerait par toute la France le patronat à résister comme il l’a fait à Saint-Étienne, si vous saviez cela, pourquoi ne l’avez-vous pas dit, crié, proclamé dans toutes vos réunions politiques ? Pourquoi n’avez-vous pas averti la classe ouvrière du sort qui l’attendait ?
Direz-vous que vous aviez peur de n’être pas suivis ? Ah ! tristes chefs alors que des hommes qui ne peuvent pas faire entendre la vérité à leurs troupes et qui se résignent à les conduire à la boucherie plutôt que de les avertir (fût-ce au péril de leur vie ou tout au moins de leur popularité) du danger qui les menace !
Mais ne vous disiez-vous pas plutôt que si l’affaire tournait mal vous vous arrangeriez toujours de manière à en rejeter la responsabilité sur ceux que vous aviez « mis dedans », et que si elle tournait bien vous revendiqueriez pour vous-mêmes et pour votre C.G.T.U. tout l’honneur du succès ?
Tristes chefs, encore une fois, que des meneurs qui, en cas de défaite, disent : « c’est la faute de nos troupes ? », et en cas de victoire : « c’est grâce à nos mérites ! ».
Et vous aspirez à la « Dictature du Prolétariat », c’est-à-dire à la « Dictature sur le Prolétariat ! » Allons donc ! vous n’êtes que de vulgaires démagogues, insolents dans la victoire, pleutres et couards dans la défaite ! Et vous mériteriez d’être reconduits chez vous comme ces pauvres femmes (qui n’avaient, elles, commis d’autre crime que de ne pas croire à la victoire à laquelle vous ne croyiez pas vous-mêmes) que vos gardes rouges frappaient et déshabillaient en pleine rue sous vos regards allumés…
Avertissement au patronat
Nous voudrions encore dire aux patrons quelles réflexions nous inspire ce douloureux épisode d’une guerre des classes dont l’intensité et la cruauté vont croissant.
Les échecs des grèves plus ou moins politiques n’impliquent pas (au contraire !) la défaite de l’idée et de l’organisation syndicale ouvrière.
Le syndicalisme ouvrier, au moins autant que le syndicalisme patronal, est une nécessité, un besoin de notre vie sociale, et certains – dont nous sommes – le considèrent comme un devoir. Lorsque les travailleurs seront las des politiciens rouges qui les bernent, ils reviendront d’instinct à un syndicalisme, non destructeur, mais organisateur. Beaucoup d’entre eux en sont déjà là. Un jour viendra où la majorité des « travailleurs conscients et organisés » (magnifique formule à laquelle nous voudrions donner tout son sens et toute sa portée pratique) seront groupés dans des syndicats puissants avec lesquels il vous faudra collaborer. Au lieu d’essayer d’arrêter un mouvement déjà vigoureux, vous devriez vous dire que le succès même de ce mouvement est une garantie d’ordre et que c’est dans la mesure où la violence démagogique et le désordre ploutocratique prennent le pas sur lui que les risques de révolution grandissent et que le péril social augmente.
En refusant systématiquement de traiter avec des syndicats légalement constitués, dont l’action est basée sur des principes d’ordre et de justice, vous donnez des armes à la violence systématique et vous aggravez, en le prolongeant, l’état d’anarchie dans lequel se débat le monde économique et social.
Vous faites les affaires de ceux qui affirment qu’entre la classe ouvrière et vous c’est une question de force.
[a] L’ « Humanité » parlant de l’arrestation de Lorduron, Dieu et Pétrus Faure, a déclaré que, par ces arrestations, on voulait « décapiter le mouvement ». N’était-ce pas reconnaître et proclamer que ces trois représentants officiels de la C.G.T.U. à Saint-Étienne étaient à la tête du mouvement, qu’ils le dirigeaient, au lieu de le subir ? Dire trois jours après que la C.G.T.U. n’est pas responsable, c’est mentir par lâcheté.