Pour résumer les informations recueillies en observant les trois clichés pris par Léon Leponce nous sommes donc en présence d’une manifestation organisée sur la place Jean Jaurès à Saint-Étienne, après décembre 1958 et qui visait à dénoncer des camps. L’action était donc probablement liée à la guerre qui se déroulait en Algérie depuis novembre 1954.
En considérant le thème et la chronologie on pourrait se demander si elle n’était pas liée au fameux “rapport Rocard” ? Inspecteur des finances, tout juste sorti de l’École nationale d’administration, Michel Rocard avait été envoyé en Algérie en septembre 1958. Chargé d’enquêter sur les transformations foncières dans les régions d’Orléansville il est informé d’une vaste opération de déplacement de populations organisée par l’armée française pour contrer l’influence du Front de libération national (FLN) en milieu rural. Il dénonça dans un rapport l’enfermement de deux millions de paysans dans des camps de regroupement. Remis le 17 février 1959 à Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement en Algérie, le document fut publié le 17 avril 1959 par France Observateur, puis le 19 avril par Le Monde. La publication fit grand bruit, dans la haute administration et la question fut même évoquée à l’ONU.
Or en consultant de la presse quotidienne stéphanoise publiée du printemps 1959 jusqu’à l’automne on ne voit aucune trace de manifestation en écho à ce rapport !
C’est dans les fonds conservées par les Archives départementales de la Loire (ADL) que l’on trouve finalement les documents qui permettent de situer et de comprendre l’événement photographié par Leon Leponce. Sous la cote 650W144, Réactions opinion publique (1955-1966) on trouve un dossier comprenant plusieurs pièces qui relatent le déroulement d’une manifestation qui eut lieu le 28 mai 1960 dans plusieurs grandes villes de France – dont Saint-Étienne – à l’initiative d’une association récente l’Action Civique Non Violente. L’ACNV avait été créée en 1958 pour s’opposer aux camps d’internement et à la torture en Algérie et soutenir et organiser les réfractaires à l’armée. Elle a été dissoute en septembre 1965. Trois pièces du dossier nous intéressent plus particulièrement
- Un rapport envoyé le 2 juin 1960 par le préfet de la Loire au Ministre de l’Intérieur et à la Direction Générale des Affaires Politiques et de l’Administration du Territoire, nous donne une claire compréhension de ce que Léon Leponce a photographié
« J’ai l’honneur de vous rendre compte que les sympathisants de l’Action Civique Non Violente ont organisé le 28 mai 1960 à Saint-Étienne, une “manifestation silencieuse” pour protester contre la poursuite des opérations en Algérie et l’internement des suspects dans des centres de séjour surveillés.
Cette manifestation qui avait été annoncée le jour même par la presse et par voie de tracts est due principalement à l’initiative du Pasteur Lasserre de Saint-Étienne, connu depuis plusieurs années pour son activité au sein de diverses organisations inscrivant à leur programme la lutte pour la paix en Algérie, et d’un nommé André Duport, né le 30 juin 1937 à Saint-Genis Terrenoire, domicilié à Rive-de-Gier, qui a déjà participé à des mouvements identiques notamment devant le camp de Tholl (Ain).
La manifestation de Saint-Étienne a groupé une quarantaine de personnes qui se sont rassemblées à 15h15 sur la place Jean Jaurès, promenade fréquentée de la ville, devant la Préfecture.
Les services de police se sont opposés à toute prise de parole et ont saisi les tracts que les animateurs se proposaient de distribuer.
Le groupe s’est dispersé au bout d’une demi-heure sans qu’il y ait eu aucun incident. Une motion a été ensuite déposée à la Préfecture par une délégation de trois personnes. »
- Au rapport est joint le texte d’une pétition que l’ACNV a fait signer dans les principales villes du département
« Monsieur le Préfet,
Vous n’êtes pas sans savoir que sans jugement par simple mesure administrative plus de cinq mille suspects sont “assignés à résidence” enfermés à longueur de semaine dans les locaux de la police, jetés pour un temps indéfini dans des camps avec barbelés, miradors et gardiens armés de mitraillettes.
Cette injustice qui se commet en notre nom, avec notre argent n’est possible que grâce à notre passivité.
Les signataires ayant des responsabilités sociales, politiques ou religieuses, protestent au nom de leur conscience et refusent d’être complices d’une telle atteinte aux droits de l’homme.
Ils sont d’accord avec l’esprit et la forme de la manifestation organisée à Paris le 28 mai par l’Action Civique non violente “Pour la paix. Non aux camps” et vous prient de les considérer comme co-participants à cette manifestation.
Nous vous prions Monsieur le Préfet de transmettre cette lettre à Monsieur le Ministre de l’Intérieur. Veuillez agréer l’expression de notre haute considération.
- Un exemplaire des petits bandeaux brandis par les manifestants avec le texte « non aux camps »Connaissant maintenant la date précise et les raisons de l’événement, on trouve, inséré dans La Tribune le jour même un communiqué par lequel les organisateurs annoncent leur manifestation.