Retour vers l’épisode précédent
Les trois photographies par lesquelles Léon Leponce a saisi la manifestation du 28 mai 1960 sur la place Jean Jaurès posent un certain nombre de questions : Qui étaient ces manifestants bien habillés et d’apparence si paisible ? Que voulaient-ils exprimer ? Pourquoi les forces de l’ordre interviennent-elles si vite ? D’où est venu l’idée de ce type d’action ?
La pétition a été signée par 148 personnes dont 36 femmes (24,3%) dont 15 se disaient « ménagères ». 143 des signataires ont indiqué leur profession. Si la présence des ouvriers (20%) et des employés (22%) est significative, les enseignants (17%) et les cadres (14%) sont dans une proportion supérieure à celle qu’ils occupent dans la société stéphanoise. Surtout, la place des ministres du culte (pasteurs et prêtres – 8%) donne une dimension particulière à cet événement.
Enfin Il s’agit essentiellement de citadins : 79% ont indiqué vivre à Saint-Étienne et 16% dans une ville de la vallée du Gier.
C’est une mobilisation nationale que mène l’Action Civique Non Violente (ACNV) ce 28 mai 1960. Le même tract a été distribué dans les villes où se déroula une manifestation similaire toujours avec un nombre réduit de participants : 77 à Marseille, 48 à Dijon, 60 à Lyon, 80 à Montpellier, 220 à Grenoble, 60 à Nice. À Paris, ils étaient 1 500 sur la place Beauvau, devant le ministère de l’Intérieur alors occupé par Maurice Papon. La répression y fut sévère avec de nombreux blessés et près de la moitié des manifestants arrêtés.
Ce tract dénonce les pratiques d’enfermement administratif – c’est-à-dire sur simple décision d’un préfet, sans jugement – de personnes présumées suspectes d’appartenir au FLN. Enfermement dans des camps installés sur le territoire métropolitain : au Larzac (Aveyron), à Saint-Maurice l’Ardoise (Gard), Mourmelon (Marne) ou encore à Thol (Ain, https://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_de_Thol). Thol où, au mois d’avril 1960, certains militants stéphanois s’étaient rendus, notamment le pasteur Jean Lasserre – en exercice à Saint-Étienne depuis 1953 – à l’initiative de la mobilisation.
« Éveiller la conscience des Français et de leurs chefs en dénonçant l’existence des camps de concentration, c’est collaborer activement au retour de la paix. Au gouvernement et dans la police même, plusieurs désapprouvent ces pratiques ; ne leur refusons pas notre aide, nous qui sommes plus libres pour témoigner et d’autant plus responsables ».
C’est donc une manifestation de solidarité. Depuis le 30 avril une trentaine de volontaires ont manifesté publiquement plusieurs fois leur volonté de partager le sort des suspects. Une manifestation de solidarité qui vise à exiger le respect des règles du droit, bafouées par le gouvernement français.
Dans un climat politique tendu par la guerre qui sévit en Algérie, alors que les positions se radicalisent, le pouvoir accepte difficilement les manifestations sur le territoire métropolitains et fait tout pour les empêcher – pressions, menaces… – ou en limiter la portée. Face à ce mouvement aux allures tranquilles et paisibles, les forces de l’ordre tentent de saisir les affichettes qui permettraient au public de bien saisir l’enjeu de la mobilisation.
Les listes nominatives qui accompagnent la pétition nous révèlent la présence de militants syndicalistes CFTC de la tendance Reconstruction, notamment René Mathevet, Étienne Chovet, André Garnier, Marcel Mounard, Marc Coste. Certains d’entre eux, membres de L’Union de la gauche socialiste (UGS), viennent de participer à la création – le 3 avril 1960 – du Parti socialiste unifié (PSU).
Depuis le début de l’année 1960, comme en témoignent plusieurs rapports de police, l’UGS multiplie dans la Loire les actions d’opposition à la guerre d’Algérie par des distributions de tracts (nuit du 1er au 2 février, dénonçant l’attitude des « ultras et de leurs complices civils et militaires »), collages de papillons (nuit du 1er avril dans la vallée du Gier, « pour la paix en Algérie, pour l’autodétermination, il faut négocier ») et meetings (le 19 mars à l’Amicale laïque du Crêt de Roc).
Selon Tramor Quemeneur, « La campagne de l’ACNV contre les camps est unique, tant dans son but que dans ses formes. Mus par des valeurs de justice, de dignité de la personne et d’honneur, les membres de l’ACNV considèrent les camps d’assignation à résidence comme un des aspects les plus révoltants de la guerre d’Algérie et un danger majeur pour la démocratie. »
La forme prise par la manifestation est en effet inédite. Elle s’inspire de l’exemple du mouvement des droits civiques aux États-Unis qui lutte contre la ségrégation dont sont victimes les Noirs. Depuis le milieu des années 1950 celui-ci organise des marches de protestation mais depuis peu de temps il a inventé une nouvelle forme d’action : le « sit in ». Le premier s’est tenu le 1er février 1960 à Greensboro en Caroline du Nord, devant un supermarché qui pratiquait la discrimination contre les Afro-Américains.
C’est donc moins de quatre mois plus tard que l’exemple fut repris en France. Faut-il voir dans la rapidité de cette transmission un effet de la généralisation de la télévision en ce début des années 1960 ?
Nous reviendrons prochainement sur ces clichés pour essayer d’estimer quelles en ont été les suites ?
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