Présentation : Le texte qui suit, extrait des fonds des archives municipales de Saint-Étienne (article 6 F 186), est un projet de lettre, comportant quelques ratures, rédigé pour le compte du maire (provisoire) de Saint-Étienne, le fabricant de rubans Joseph Vignat-Chovet. Elle est destinée au ministre de l’Intérieur, Charles Marie Tanneguy, comte Duchâtel, avec copie pour Jean-François Jacqueminot, vicomte de Ham, lieutenant-général de la garde nationale de Paris et vice-président de la chambre des députés. Le courrier est daté du 27 août 1839.
Sous la Monarchie de Juillet, l’expression syndicale et politique des ouvriers stéphanois inquiète toujours les élites locales, quelques années après le mouvement des canuts et sa résonance dans le chef-lieu d’arrondissement de la Loire. Cette préoccupation est également instrumentalisée par le premier édile de Saint-Étienne, afin de solliciter à nouveau le transfert du chef-lieu de département dans sa localité.
L’orthographe et la graphie d’origine sont respectées autant que possible. Les passages raturés sont figurés entre crochets.
27 aout 1839
adressé à M. le general Jacqueminot
A Monsieur le Ministre de l’intérieur
Le Maire de la ville de St Etienne (Loire)
Monsieur le Ministre,
La ville de St Etienne et les hameaux qui l’entourent renferment une population d’au moins 60,000 habitans qui se livrent tous aux travaux des fabriques ou à l’exploitation des mines
la principale branche d’industrie, celle qui a pour objet la fabrication des rubans occupe plus de 25,000 individus des deux sexes
A l’imitation des ouvriers de Lyon, ceux de St Etienne et de la banlieue ont formé une association divisée en sections de 18 membres.
chaque section a un président, un secrétaire et en caisse un fonds de secours formé par un prelevement sur le produit des metiers en activité
leur but est d’imposer aux fabricans un tarif de salaire direct ou indirect, en prenant pour base le prix vrai ou fictif payé par l’une [d’entre eux, en] des maisons de fabrique de frappant d’interdit les metiers travaillant pour ceux [des fabricans qu’il leur plaira de signaler] qui ne s’y soumettraient pas, et déterminant eux-mêmes l’aunage des pièces de rubans.
Cette coalition parait prendre chaque jour de nouvelles forces par les fréquentes communications & correspondance qui ont lieu entre les ouvriers de Lyon et ceux de St Etienne, par l’envoi réciproque des commissaires et par l’exaltation que leur inspirent des journaux exagérés tels que la glaneuse, l’echo de la fabrique, le précurseur &c. Jusqu’à present l’adm.n municipale n’a pas cru devoir intervenir dans les debats entre les fabricans & les ouvriers, elle s’est bornée à leur faire sentir la necessité de conserver la bonne harmonie entr’eux, et de leur rappeler que c’est au conseil des prudhommes qu’il appartient de statuer sur leurs contestation
Dans l’origine, il n’y avait rien de politique dans leurs réunions. beaucoup de chefs d’atelier s’y etaient opposés [et s’y opposent encore] mais depuis quelques jour, [mais] un certain nombre d’entr’eux, 600 environ ont consenti à s’affilier à l’une des associations politiques dont le Centre est à Paris (celle des droits de l’homme)
Déjà la coalition des ouvriers a [mené] à opération l’une de ses resolutions en frappant d’interdit les metiers de m. Collard fabricant de cette ville, et la suspension du travail n’a cessé que parce que le fabricant obligé de livrer une commande à jour fixe, s’est soumis aux conditions à lui imposées
le 19 [de ce mois] août, les ouvriers coalisés ont voulu donner une idée de leur force et de leur union en assistant, chose inusitée, au nombre de 15 à 1800 au convoi funebre de l’un d’eux décédé chef de section
[Dans cette conjoncture, il est sans doute] quoiqu’il n’y ait pas eu de violence il est toutefois prudent de prendre [quelques] des mesures propres à prévenir une collision fâcheuse entre les chefs d’atelier et les fabricans. la haute position où vous êtes placé vous mettra à même d’adopter [celles que vous jugerés] les plus efficaces. je crois devoir [néanmoins] vous présenter mes idées à ce sujet
il me parait d’abord très utile de réunir le département de la loire, ou du moins l’arrondissement de St etienne à la division militaire dont le chef-lieu est à Lyon. quelques heures suffiraient pour recevoir de cette ville des secours et des ordres tandis qu’il faut souvent huit jours pour recevoir du lieutenant-général en residence à Clermont la reponse à une demande qui part de St etienne
le véritable centre du département de la loire est à St etienne. c’est dans son arrondissement que sont situées les trois villes principales du département, toutes trois manufacturieres, St Etienne, Rivedegier & St chamond ; c’est autour de St etienne qu’est la plus grande masse de population agglomérée, c’est celle qui verse dans le trésor public la plus [grande] forte quotité des impôts. Si l’autorité civile et militaire doit faire sentir son action quelque part dans le département c’est sans contredit à St etienne où une emeute violente éclata le 3 mars 1831, et où l’on peut en craindre de nouvelles. toutes les personnes désinteressées qui ont visité cette contrée regardent comme une anomalie de laisser le Préfet et le maréchal de camp commandant la subdivision resider à Montbrison, ville de 5000 habitans, dans une position excentrique hors des grandes communications, et de laisser une population agglomérée de plus de 60,000 habitans exposée aux lenteur des ordres de la préfecture et à tous les inconvéniens qui resultent de l’éloignement du 1er administrateur du département. ainsi la ville qui a le plus besoin de la présence des autorités en est privée & celle où elles [sont inutiles à] le moins bien placé dans l’interet général les possede
Dans l’etat où se trouvent les esprits, il serait bon de remettre en vigueur la mesure adoptée l’année derniere d’après laquelle les débitans ne pouvaient délivrer de la poudre qu’en vertu d’un permis des maires
[Vous apprécierés] Je vous prie, Monsieur le Ministre, d’apprécier les observations que je vous soumets pour le maintien de la tranquillité publique, et [vous voudrés bien] de les prendre en considération
Agréés, [je vous prie,] l’assurance de mes sentimens respectueux
Pour approfondir (sur les liens entre mouvement ouvrier et mouvement républicain) :
- Jean Pralong, Saint-Étienne. Histoire de ses luttes économiques, politiques et sociales. Livre II : De la Restauration des Bourbons à la Commune de Paris, Saint-Étienne, auteur, 1990, 213 p.
- Étienne Fournial, Le Grand Républicain Tristan Duché, 1804-1865. Représentant du Peuple et Proscrit, Firminy, Les Amis de Tristan Duché, 1990, 324 p.
- Claude Latta, Eugène Baune (1799-1880). Un républicain dans les combats du XIXe siècle, Montbrison, La Diana, 1995, 200 p.